Vivre de son travail et survivre au travail

Publié le par SB

Je vous partage cet excellent article de Delphine Mayrargue :

L’idéologie managériale provoque depuis de nombreuses années des dégâts sociaux et économiques lourds. Nous savons maintenant qu’elle tue. Certes, de nombreuses alarmes ont été tirées ces dernières années : suicides chez Renault, chez France Telecom déjà et dans de trop nombreuses entreprises de moindre envergure et à moins forte valeur symbolique. Avec Renault et France -Télécom, nous avons affaire à d’anciennes entreprises publiques, fleurons de l’industrie et de la recherche française dans lesquelles l’Etat reste un actionnaire important.

 

Ces entreprises ont adopté le maître-mot de « performance ». Ce sésame libéral ouvrait toutes les portes de la conquête du marché. Enfin, ces entreprises sortaient de l’archaïsme du champ public pour entrer dans la zone libre du marché. Le privé c’est l’innovation, la modernité, c’est demain ! Et puis ce n’est pas le rôle de l’Etat de fabriquer des voitures ou de se lancer dans l’innovant secteur des télécommunications du 21ème siècle ! Ah bon, et pourquoi ? (oui, simplement « pourquoi », ce qui importe ici, ce n’est pas tant la réponse qui peut se discuter, mais le refus même que la question soit posée). Avec la même certitude libérale, la même arrogance de classe, on nous assène que ce n’est pas le rôle de la puissance publique de faire circuler des trains, de produire de l’électricité ou de distribuer du courrier. Tout ça avec une évidence que le bon sens libéral impose avec une désarmante condescendance. Impossible de poser les questions différemment et notamment en terme d’égalité d’accès aux services essentiels que sont, par exemple, les transports, l’énergie ou les télécommunications. Nous pourrions ajouter à cette triste litanie le service public de l’emploi mis à mal voici un an avec la création de Pôle emploi. Comme si la mise en œuvre des politiques d’accès à l’emploi ne relevait pas de la puissance publique, c’est-à-dire de ses valeurs, de ses méthodes et de ses moyens.

Cette privatisation s’accompagne nécessairement du développement de l’idéologie managériale au sein de ces entreprises. La performance à n’importe quel prix, le prix des restructurations, des réorganisations, des humiliations. Mais aussi le grand prix de l’idiotie qui consiste à casser ce qui marche au nom du dogmatisme libéral. Avec la foi des nouveaux convertis, les anciennes entreprises ou structures publiques semblent accomplir leur mutation managériale avec un zèle que l’on pourrait qualifier de naïf s’il n’était pas si destructeur.

La recherche de la performance (c’est-à-dire la satisfaction des intérêts des actionnaires) conduit aujourd’hui à déshumaniser les relations de travail et à isoler le salarié. Dans une contradiction folle l’idéologie managériale vante les mérites de l’individualisation des rapports au travail (reconnaissance individuelle) et méprise ce même individu en le faisant, aujourd’hui, travailler le dimanche et demain jusqu’à 70 ans, tout en limitant ses droits de salarié. L’individu au travail est de moins en moins un homme ou une femme libre, de plus en plus prisonnier de l’infernale spirale des contradictions libérales. La personne humaine, dans son statut de salarié, est profondément méprisée et souvent humiliée. L’homme ou la femme est isolé, tout cadre collectif est dénoncé comme archaïque (comme un relent de collectivisme sans doute), les histoires et souvenirs collectifs sont bannis, les solidarités stigmatisées, l’homme ou la femme au travail est seul, seul face aux objectifs abstraits qui lui sont assignés, seul face aux contradictions de sa hiérarchie qui lui tombe dessus en cascade, seul face à l’absence de moyens, seul avec sa peine. Seul, l’homme ou la femme au travail est donc responsable de son sort. L’appel à la responsabilité ou à l’autonomie sert leitmotiv à l’idéologie managériale. La salarié seul responsable est donc seul coupable de ne pas atteindre ses objectifs, seul coupable de son échec, seul coupable de son malheur.

Il est plus que temps de remettre le travail au cœur du débat politique. Pour nous cela passe par la question du gouvernement des entreprises (représentants des salariés dans les conseils d’administration des entreprises et dans les comités de rémunérations, mais aussi publications des objectifs fixés aux principaux dirigeants) Cela passe aussi par une sécurité sociale professionnelle qui doit protéger le salarié. Cela passe enfin par la question de l’organisation du travail et de la vie au travail. Le monde du travail est de plus en plus violent, au moment où l’individu roi domine dans les discours de la droite, ce même individu est nié dans son rapport au travail, malmené, vivant de stress et d’incertitude. Il nous faut aujourd’hui assumer un clivage gauche / droite majeur, celui qui refuse que la stratégie économique prime sur le social.

Delphine Mayrargue

Publié dans actualité nationale

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